Pour une mobilité de sortie de crise plus résiliente – par Jérémie Almosni
Et si cette crise était une occasion unique de provoquer un changement notable de l’industrie automobile et globalement de l’économie de la mobilité ? Jérémie Almosni, Chef de service Transports et Mobilités à l’ADEME, dessine la stratégie globale de mobilité à mettre en place pour répondre à la fois aux enjeux de durabilité et de solidarité. Interview.
Quels ont été et quels sont selon vous les effets désirables et moins désirables de la crise sur les enjeux environnementaux ?
Jérémie Almosni. La crise sanitaire et économique liée au COVID19 a eu des conséquences immédiates en termes de mobilité, notamment sur les déplacements non réalisés pendant le confinement. Sur le plan écologique, le confinement a ainsi induit une baisse des émissions de gaz à effet de serre et une baisse des polluants. Les impacts que la crise aura durablement restent cependant incertains. Parmi les effets désirables, la pratique du télétravail intensifiée pendant le confinement pourrait permettre de le démystifier pour le généraliser et d’ainsi réduire les déplacements domicile-travail[1].
La crise a également été l’occasion de réinterroger nos modes de vie et de consommation[2]. Spécifiquement, les lieux de consommation les plus importants sont évités, laissant la place à l’e-commerce d’une part et au commerce de proximité d’autre part. Des possibilités d’optimisation des chaînes logistiques et des taux de remplissage des camions de livraison peuvent ainsi apparaître en privilégiant des circuits de distribution plus courts. Les contraintes de distanciation sociale peuvent également questionner la place de la voiture individuelle puisqu’actuellement 50 à 80 % de l’espace public lui est dédié que ce soit pour sa circulation ou son stationnement. La crise peut ainsi faire apparaître des velléités de réappropriation de l’espace public avec pour effets désirables de contraindre l’espace dédié à la voiture individuelle au profit du vélo par exemple. C’est ainsi que des collectivités expérimentent la mise en place d’aménagements cyclables temporaires en utilisant des stratégies d’urbanisme tactique. L’idée étant d’expérimenter dans un premier temps, pour adapter par la suite, les infrastructures aux besoins de long terme.
Néanmoins et pour répondre à la seconde partie de votre question, la crise a aussi fait apparaître des effets non désirables comme la fragilité de certains secteurs industriels français devant leur dépendance aux importations. Les enjeux d’une relocalisation de l’activité industrielle en France sont ainsi devenus criants. Mais c’est dans le processus de déconfinement que les conséquences négatives se sont révélées ; des réticences à utiliser les transports collectifs sont en effet apparues et un travail de réassurance via des mesures de sécurisation adaptées doit être mené avec les opérateurs. Des réflexions doivent également être initiées pour favoriser l’usage des transports collectifs pour les publics qui en ont le plus besoin en diversifiant les offres de mobilité pour ceux qui peuvent se déplacer autrement. Parmi les solutions de mobilité alternatives, le covoiturage en tant que service de transport à la demande a le potentiel d’être à la fois complémentaire aux moyens de transport de masse et compatible avec les contraintes sanitaires actuelles à un faible coût pour la collectivité, mais aussi pour l’usager. Le risque majeur est incontestablement un recours systématique à la voiture individuelle.
Le marché automobile français a fait l’objet d’un plan de relance massif, avec certes des objectifs de production en France des véhicules propres, mais ne pensez-vous pas qu’il faille radicalement changer de modèle et accélérer la transformation de l’industrie automobile pour réussir cette transition énergétique dans la mobilité ?
Il s’agit d’une occasion unique de provoquer un changement notable d’une industrie et économie à l’arrêt pour identifier des stratégies nouvelles et favorables à la transition écologique. La convergence d’une économie linéaire vers une économie plus de la fonctionnalité semble s’ouvrir comme une évidence dans ce monde d’après avec entre autres l’implication de constructeurs vers la notion du service de mobilité avec une réponse à un besoin de mobilité. Cette transformation s’observe déjà depuis plusieurs années parmi les grands de l’industrie française, Michelin et son approche « consumer centric » et servicielle.
Par ailleurs, c’est aussi l’occasion de redéfinir une stratégie marketing plus en faveur d’offre de véhicules bas carbone. Le plan de mobilité permet aux constructeurs une forte impulsion en faveur des VE et véhicules hybrides rechargeables pour prendre la place des actuels produits stars que sont les SUV. Malgré les difficultés à ce que le marché décolle, les conditions d’achat sont intéressantes pour promouvoir des véhicules électriques.
Enfin, le secteur peut aussi prendre le pas du « retrofit » (qui consiste à transformer une vieille voiture thermique en véhicule électrique). Plusieurs verrous réglementaires ont été levés pour faciliter le passage de véhicule thermique ancien en véhicule électrique. Cette possibilité donnée confère une formidable opportunité à certains acteurs de la filière garagistes, d’engager la transformation de leurs activités plus favorables à la transition écologique.
Quelle est selon vous la stratégie globale de mobilité à mettre en place, pour répondre à la fois aux enjeux de durabilité et de solidarité ?
Afin d’envisager une mobilité de sortie de crise plus résiliente, les mesures d’accompagnement doivent être ciblées de manière concordante sur des actions visant à la fois la maîtrise de la demande, le report vers des modes et moyens de transports plus favorables à l’environnement, et l’amélioration des technologies existantes.
Il est, dans un premier temps, fondamental de questionner l’évolution des besoins de mobilité, compte tenu des changements de modes de vie (télétravail, vieillissement de la population). Parmi les mesures proposées, il semble nécessaire de favoriser le développement des circuits courts pour encourager les changements des modes de consommation observés pendant la crise. L’enjeu est d’éviter un effet rebond « surconsommateur » de produits importés. Une taxation des prestations de transports indexée sur le mode de déplacement choisi et la distance parcourue pourrait être envisagée.
Sur la question de l’aménagement du territoire, les enjeux sont à la fois de maintenir une densité de population en apprenant à vivre avec les contraintes de distanciation sociale et de tirer profit des enseignements de la crise pour penser un rééquilibrage territorial. Des politiques publiques permettant l’augmentation des vitesses de déplacement par des investissements dans de nouvelles infrastructures entraîneraient inévitablement une hausse de l’étalement urbain. Afin d’adapter les projets d’investissement aux besoins de déplacements des personnes et de transport de marchandises, le comité d’orientation des infrastructures installé dans la LOM devra valoriser les infrastructures existantes et privilégier leur optimisation et aménagement plutôt que la construction de nouvelles.
Sur le sujet du télétravail, qui a été un des déterminants de la crise lors de la phase de confinement, une mobilité de demain plus résiliente doit prendre en compte les enseignements associés, en particulier les possibles externalités. Sans politique d’aménagement adéquate, un recours plus important au télétravail peut induire une intensification de l’étalement urbain et générer des gaz à effet de serre (GES) par des trajets quotidiens moins fréquents, mais plus distants. En revanche, le télétravail pourrait tout autant représenter une opportunité de revitalisation des commerces de proximité et de redynamisation des centres-bourgs dans des zones moins densément peuplées et plus compatibles avec les contraintes imposées par la crise sanitaire. La résilience de nos territoires doit également tenir compte des besoins de relocalisation des activités industrielles en France. La relance économique du secteur automobile et aérien doit en particulier être conditionnée à des engagements de réindustrialisation des territoires. Dans le secteur de l’aérien et compte tenu de l’impact de ce mode sur les émissions de GES, une taxation du kérosène pourrait être envisagée de manière à rationaliser le recours à l’avion. En complément, l’éco-contribution sur les billets d’avion pourrait être renforcée afin de la rendre plus dissuasive et étendue au transport de marchandises par voie aérienne.
Afin d’envisager une mobilité de sortie de crise plus résiliente, il convient ensuite d’effectuer un report vers les modes et moyens de transport en faveur de l’environnement. Pour une mobilité de demain plus résiliente, des mesures en faveur des mobilités actives, partagées et du transport combiné et sur le soutien à l’investissement dans les infrastructures cyclables et ferroviaires doivent être prises. L’impact économique de l’occupation de l’espace en ville par le stationnement automobile est considérable. Réaliser des infrastructures cyclables sur ces espaces permet de faire rapidement des aménagements et de peser fortement sur les choix modaux. Les expérimentations d’aménagements temporaires cyclables donnent la possibilité de répondre efficacement à l’évolution des besoins de mobilité et de prévoir des infrastructures de long terme adaptées. D’un point de vue opérationnel, une maîtrise d’ouvrage unique des réseaux cyclables principaux de la part des structures intercommunales permet d’accélérer fortement leur réalisation. Sans capacité de maîtrise d’ouvrage des intercommunalités, les continuités avancent trop lentement, au gré des volontés de chacune des communes. Il apparaît donc important de donner la compétence de maîtrise d’ouvrage d’aménagements cyclables aux communautés d’agglomérations et aux communautés de communes, comme elles peuvent l’avoir aujourd’hui sur les réseaux de transport.
Par ailleurs, le potentiel duvélo à assistance électrique (VAE) mérite d’être pleinement exploité. Son développement passe par des animations de découverte, par des services de location longue durée pour les personnes qui ont des difficultés à passer à l’achat et par la mise en place de stationnements sécurisés. De même l’usage des vélos cargos pour la marchandise doit être un des enjeux de développement de demain.
La mobilité de demain devra également être plus intermodale. Le stationnement vélo sécurisé devra par exemple être généralisé dans toutes les gares et l’embarquement des vélos dans les trains et les cars interurbains facilité. Les infrastructures physiques (lieux d’intermodalité) doivent favoriser la multimodalité, notamment en tant que hubs de mobilité s’appuyant sur les infrastructures existantes comme les gares. Des dispositions mériteraient d’être encouragées pour permettre de combiner la mise à dispositions de services de mobilités, de services publics de proximité, mais aussi de nouveaux tiers lieux propices à la téléactivité. Enfin, les infrastructures de logistique urbaine doivent être repensées (espaces logistiques urbains) pour favoriser une distribution durable des marchandises. Le développement des modes partagés (covoiturage) doit être favorisé, au travers de la mise en place d’infrastructures adaptées voies réservées) et d’applications numériques accessibles.
Pour envisager une mobilité de sortie de crise plus résiliente, il convient enfin d’améliorer les technologies existantes en faveur de la transition énergétique. Comme le recours au véhicule individuel est parfois inévitable, le parc de véhicules devra être transformé grâce à des mesures d’aide à l’acquisition de véhicules à faibles émissions et des incitations au développement des infrastructures liées. Dans un élan de démocratisation des véhicules à faibles émissions, une évolution du bonus-malus pourrait être envisagée avec notamment une augmentation du bonus pour les véhicules électriques les plus abordables, compensée par un malus indexé sur la masse du véhicule. Afin d’accélérer la conversion du parc, la fin de vente de véhicules à énergies fossiles pourrait être avancée à 2030 et les normes européennes sur les émissions de CO2 des véhicules renforcées dans un calendrier ambitieux tout en restant compatibles avec les contraintes de l’industrie automobile. Parallèlement, une part importante de la valeur ajoutée d’un véhicule électrique résidant dans sa batterie, il semblerait opportun de poursuivre le soutien aux investissements dans l’ « Alliance pour les batteries » afin de favoriser la production de batteries en France. La plupart des véhicules particuliers neufs étant achetés par des entreprises, une révision de la fiscalité des véhicules d’entreprises et des véhicules professionnels pourra être envisagée avec notamment un conditionnement des avantages fiscaux accordés à l’octroi d’un véhicule de fonction et des mesures visant l’accélération du taux de renouvellement des flottes de véhicules d’entreprise en véhicules à faibles émissions. Enfin, en ce qui concerne les mesures en faveur des infrastructures de recharge, des dispositions portant sur l’allègement de la fiscalité portée par les opérateurs de charge, telle qu’une exonération de redevance d’occupation du domaine public des stations, permettraient d’accélérer leur déploiement.
[1] Une évaluation des effets rebond potentiels et des externalités du télétravail est actuellement menée par l’ADEME ; les résultats sont attendus pour Septembre 2020.
[2] Une enquête, lancée par l’ADEME auprès de 4 000 français, est actuellement en cours pour tirer des enseignements sur les conséquences du confinement sur les modes de vie et leur pérennité. Les résultats sont attendus pour début juillet.