Evoquer, avec l’arrivée du véhicule autonome, un changement de paradigme pour l’automobile est cependant un raccourci. La place de l’automobile dans les déplacements quotidiens et dans la mobilité telle qu’elle est projetée aujourd’hui n’est en rien menacée, bien au contraire. La voiture autonome est sans doute le summum de « l’autonome mobile », l’automobile idéale qui s’affranchit des limites humaines et fait perdurer sinon prospérer la civilisation automobile qui s’est construite tout au long du 20ème siècle. La voiture autonome, tout comme l’ensemble des systèmes autonomes de transport, est néanmoins le symbole du glissement progressif vers une civilisation de la mobilité dans laquelle injonction est faite à l’homme de faire preuve de compétence dans ce domaine pour préserver sa situation économique et sociale.
Dictée par les Sciences de l’Ingénieur, permise par les progrès de l’Intelligence Artificielle, portée par des intérêts économiques et sociétaux énormes, mobilisant les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft), les constructeurs et les startup dans un contexte d’innovation imposé, l’arrivée du véhicule autonome risque néanmoins de se heurter aux représentations de la voiture et des déplacements motorisés d’une frange importante de la population, sans doute davantage en milieu rural, parmi les personnes les plus éloignées des nouvelles formes de mobilité et de plus en plus réticentes aux discours experts. Ces populations pourraient refuser l’idée même de transformer leur rapport à l’automobile et leurs modes de vie, y voyant du mépris, de l’arrogance et surtout l’absence de reconnaissance de l’ensemble des efforts qui leur ont été demandés vis-à-vis de leur voiture. Ces efforts ont déjà restreint à leurs yeux ce qu’ils considèrent comme une liberté de déplacement à laquelle ils sont attachés et pour laquelle ils estiment donc aujourd’hui avoir assez payé, tant au niveau de la pression dictée par les impératifs de sécurité routière que par celle surenchérissant le prix des carburants (même s’il s’agit d’avantage d’un ressenti que d’une réalité). Ils pourraient par ailleurs n’accepter que très difficilement, alors même que leurs choix de déplacement sont limités, d’être culpabilisés au nom de la protection de l’environnement.
Ce risque de rejet post-production du véhicule autonome est donc à prendre en compte de manière urgente et sérieuse par les constructeurs, les experts et la société civile, sous peine de voir le succès technique et industriel escompté devenir l’occasion et le prétexte de nouvelles révoltes populaires, plus particulièrement dans les territoires ruraux. Ce risque est sans doute moins lié à une défiance vis-à-vis du véhicule autonome lui-même qu’à une absence d’appétence pour cet obscur objet autonome, si peu pensé pour être désirable pour l’ensemble de la population, résultant du constat brutal que l’automobile serait plus performante sans l’humain, ce conducteur de base si imparfait et considéré comme si peu citoyen et responsable.