[Interview] Sylvain Grisot, urbaniste et chercheur.
Sylvain Grisot est urbaniste, consultant, conférencier, enseignant et chercheur*, il publie « Redirection urbaine, sur les chantiers de l’adaptation de nos territoires » aux Éditions Apogée. Dans cet ouvrage, Sylvain Grisot propose à celles et ceux qui font la ville au quotidien d’y retrouver des pistes pour mener la redirection de leur organisation et de leur territoire.
LMI. Comment préparer la ville de demain ?
Sylvain Grisot. La construction urbaine est un processus long. Nous avons déjà pratiquement achevé la ville de 2050. 80 à 90% des bâtiments dont nous aurons besoin dans les prochaines décennies sont déjà construits en France. Alors, arrêtons de nous polariser sur les 10 à 20 % manquants. Nous n’avons plus le temps de rêver à la « ville du futur » et ne nous trompons pas de priorité. Car les normes environnementales que l’on impose au secteur de la construction impacteront que les 20 % de l’offre qui nous reste à construire. En revanche, il est urgent de se polariser sur la ville dans son ensemble, y compris l’existant.
C’était déjà le message que vous véhiculiez dans le livre co-écrit avec Christine Leconte, présidente de l’ordre des architectes, « Réparons la ville ! »
SG. En effet. Actuellement, il y a une urgence, alors plutôt que continuer à construire systématiquement du neuf qui artificialise chaque année des milliers d’hectares, je plaide pour un urbanisme circulaire et ainsi sortir du schéma habituel démolition et reconstruction systématique. Les solutions existent déjà dans la ville existante et les bâtiments déjà construits. Il suffit de repenser, de réhabiliter, de transformer. Car si on ne s’appuie que sur le neuf pour répondre à nos besoins, on n’y arrivera pas. C’est 100 % de la ville qui doit changer de paradigme d’ici 2050 pour réussir le défi du changement climatique. Cela implique une mobilisation générale, des politiques, des élus et des citoyens. Se concentrer sur le neuf, c’est oublier 80 % du problème. Il nous faut donner un futur à nos villes et nos territoires en engageant dès aujourd’hui les chantiers de leur adaptation. Dans mon dernier livre « Redirection urbaine » basé sur des enquêtes terrain, j’explore différentes voies à partir d’expériences concrètes réalisées de Paris à Montréal, en passant par New York, Rennes, Grenoble ou encore Lyon, Dreux, qui grâce à leur audace, les élus et les acteurs du secteur, ont réussi à mettre la ville « dans le bon sens ». De ces expériences, j’ai identifié six grands chantiers à mener : la canopée, le temps, le bâti, l’espace urbain, le foncier et le territoire. Les mettre en œuvre suppose changement de paradigme, non seulement dans les pratiques des professionnels et des élus, mais aussi dans celles des citoyens, ce qui implique un véritable changement de comportement de la société tout entière.
Vous dites : « un changement de braquet, de paradigme » ; cela signifie-t-il que nous devons aujourd’hui tout réinitialiser, repartir de zéro et adopter une approche complètement différente ?
SG. Absolument pas. Lors de mes divers voyages, j’ai pu constater que les chantiers sont déjà en cours et qu’ils progressent. Je n’appelle pas au grand soir, car il n’est pas nécessaire de tout réinventer. L’essentiel est de mettre à l’échelle du pays ce que nous faisons déjà. Cependant, cela requiert une compréhension approfondie de ce qui fonctionne et de ce qui ne fonctionne pas. Pour cela, il faut opérer un changement organisationnel complet, former les professionnels, et modifier la perception des élus et des citoyens. Je prends deux exemples. Le premier concerne la canopée, une initiative cruciale étant donné les problèmes croissants de chaleur excessive et d’inondations liés au changement climatique. Pour y faire face, la solution consiste à réhabiliter le sol en favorisant des sols perméables agissant comme des éponges naturelles, et à entreprendre une plantation massive d’arbres pour créer une nouvelle canopée, un climatiseur naturel. Bien que cette idée soit souvent discutée lors de canicules, elle est négligée entre ces événements. Certaines villes, comme Paris, Lyon ou Montréal, accélèrent leurs initiatives, mais le niveau d’effort reste encore largement insuffisant à l’échelle de l’urgence. L’objectif est de doubler la couverture de la canopée dans les grandes villes, passant souvent de 15% à 30%. Mais passer à l’échelle supérieure nécessite des choix audacieux, comme sacrifier des espaces de stationnement pour créer des espaces verts, et exige une organisation digne des projets emblématiques tels que le Paris haussmannien ou le métro du Grand Paris. Il existe un écart culturel et organisationnel significatif à surmonter pour mener à bien cette transformation.
Même constat pour le secteur du bâtiment. Bien que l’accent soit mis sur la rénovation énergétique, je constate que nous nous concentrons souvent sur des rénovations qui sont en décalage avec les véritables besoins. Pour avoir du sens, la rénovation doit être globale, bien au-delà du simple remplacement de chaudières ou de l’isolation de quelques murs et fenêtres. Il est impératif d’adopter une approche plus ambitieuse qui intègre des considérations architecturales et programmatiques pour revitaliser efficacement divers types de bâtiments, qu’il s’agisse de maisons, d’immeubles, de bureaux ou d’infrastructures publiques. De plus, cette rénovation doit être généralisée, ce qui pose un défi logistique majeur. La crise actuelle de la production neuve pourrait servir de catalyseur pour accélérer les efforts dans ce vaste chantier. Bien que nous ayons les compétences nécessaires pour effectuer des rénovations globales et des exemples concrets d’industrialisation du processus, accélérer ces initiatives nécessite un engagement politique fort. Le financement est également une composante cruciale de cette équation.
Est-ce que ces changements ne risquent-ils pas d’aggraver la fracture sociale où ceux qui supportent des coûts élevés sont souvent ceux qui ne peuvent pas se le permettre, au risque de voir réapparaître aux ronds-points les Gilets Jaunes ?
SG. Absolument. Au-delà du risque de mouvements comme les Gilets Jaunes, il y a une préoccupation plus large de paupérisation et de fragmentations sociales qui peuvent se manifester dans les ronds-points ou dans les urnes. D’ailleurs, dans mon livre, j’aborde ces sujets comme des points clés. Il est crucial de ne pas opposer les changements nécessaires de la fabrique de la ville avec les enjeux sociaux. Les changements environnementaux et le choc climatique remettent en question des modes de vie, c’est inéluctable. Mais l’inaction face à ces changements crée des inégalités graves, exposant les gens à des coûts climatiques croissants, des pénuries et des risques. La véritable inégalité découle du fait de laisser seuls les individus face à l’explosion des coûts de chauffage ou à l’incapacité de remplir leur réservoir à cause de prix de l’énergie élevée. Les personnes vivant dans des logements énergivores, dépendantes de la voiture en raison de l’étalement urbain, ou occupant des emplois vulnérables aux transformations des modèles économiques sont toujours les plus affectées. Ce n’est donc pas la redirection qui est antisociale, c’est l’inaction. C’est pourquoi les changements nécessaires doivent être politiques, car ils sont intrinsèquement liés aux questions sociales. Il est crucial de ne pas traiter la transition comme une simple sauvegarde de la planète, mais comme une initiative pour sauver les individus, en particulier ceux qui ont moins de ressources.
Que préconisez-vous ?
SG. Les politiques de transition doivent aller au-delà des réformes superficielles et des nouvelles règles fiscales. Elles doivent aborder la question du partage équitable de l’effort, plaçant ainsi la question sociale au cœur des décisions politiques. Les inégalités actuelles face aux risques climatiques, énergétiques, et sanitaires démontrent que les changements nécessaires sont fondamentalement politiques et sociaux. Or, les enjeux climatiques et la nécessité de décarbonisation commencent déjà à remettre en question le développement économique, entraînant de réels risques d’inégalités et de tensions sociales. C’est donc une question politique qui concerne les élus actuels, mais aussi des élus futurs et des citoyens qui peuvent se mobiliser à la lecture de mon livre. La transition, dans ce contexte, implique à la fois un changement radical, l’acceptation de renoncements, et la nécessité de traiter cet héritage. Il est crucial de prendre un virage en reconnaissant ces renoncements, mais aussi en mobilisant suffisamment de personnes pour réussir à opérer ces changements. Ainsi, la mobilisation devient un véritable débat politique pour assurer que personne ne soit laissé pour compte lors de ces transformations.
Dans votre livre, vous abordez » la transformation du tissu urbain et son adaptation face aux enjeux de densification » ; expliquez-nous.
SG. Il faut abandonner le discours de « l’acceptabilité » et élargir le regard au-delà de la seule densité bâtie. L’idée est de reconnaître que la transformation d’un tissu urbain ne se résume pas uniquement à augmenter la densité construite, mais implique aussi une adaptation avec, éventuellement, une densification bâtie à certains endroits et pas à d’autres. Car le sol a d’autres vocations possibles, telles que le végétal par exemple. Le devenir d’un quartier doit être soumis à un véritable débat politique. Ce débat devrait concerner la politique globale du quartier, en se posant des questions sur les raisons du changement et la direction à prendre, plutôt que de s’enliser dans des discussions sans fin sur le nombre d’étages ou la couleur du papier peint.
La réalité est qu’il y a une pénurie de logements en France ; comment résoudre cette équation complexe ?
SG. C’est une réalité, il y a une pénurie de logements en France, surtout dans les grandes métropoles. Cependant, le problème ne réside pas uniquement dans la quantité de logements, mais dans le manque de diversité de logements. Les deux approches, la péréquation par les grandes opérations et le travail sur le diffus par les promoteurs sont en échec. Les taux d’intérêt, les préoccupations environnementales et d’autres facteurs ont contribué à l’effondrement d’un système fragile. Mais au-delà de ce constat se pose la question : pourquoi investir massivement des fonds publics dans des marchés déjà florissants plutôt que de corriger des erreurs dans des territoires moins denses ? La question actuelle est de savoir comment réorienter ces dynamiques. Dans les métropoles attractives, où la pression foncière est la plus élevée, la question de l’abordabilité du logement est évidemment cruciale. Le défi n’est pas seulement de produire plus de logements, mais de produire des logements abordables pour des ménages aux revenus moyens. Le blocage dans la chaîne du logement impacte le logement social, l’urgence sociale et le parcours résidentiel, en particulier pour les primo-accédants aux revenus moyens. Des facteurs tels que la multiplication des résidences secondaires, les locations Airbnb et la vacance immobilière contribuent également à la complexité de la situation. La question fondamentale est de savoir comment remédier à cette situation en rétablissant un équilibre. Cela implique notamment une politique foncière beaucoup plus affirmée, allant au-delà des offices fonciers solidaires, et requiert un positionnement clair des collectivités. Bon nombre d’entre elles, y compris celles politiquement orientées à droite, reconnaissent désormais l’importance de maîtriser les prix et le foncier. L’action doit se concentrer sur la question du foncier, avec une véritable maîtrise et des outils d’investissement adaptés. D’où l’importance d’une politique foncière à long terme, qui ne se limite pas à une approche anti-spéculative, et encourage une action concertée, qui ne relève pas exclusivement de l’action publique.
Mais comment maîtriser le foncier ? Quelles conséquences pour les collectivités ?
SG. Si des logements sont construits sur des terrains maîtrisés par le secteur public, il n’est peut-être pas nécessaire de les vendre. Et puis, l’idée que la croissance immobilière génère des revenus pour les collectivités est dépassée, et aujourd’hui, elle peut même représenter un coût pour ces dernières. Il y a un réel problème de modèle de financement des collectivités et de l’aménagement. La gestion par le marché et l’absence de maîtrise à long terme semblent avoir conduit à des dérives, en particulier en ce qui concerne les prix du foncier. Il est essentiel de retrouver une logique de temps long, notamment pour le logement abordable et les commerces du quotidien qui ont du mal à trouver leur place dans les zones attractives des métropoles. Il est nécessaire de repenser aussi l’équation du foncier économique pour créer des marchés viables, en favorisant la présence d’artisans et de commerces essentiels dans la ville.
On observe des exemples intéressants à l’étranger, comme en Suisse, et également à Annemasse dans le département de la Haute-Savoie, où le territoire a pris la décision de ne plus vendre le foncier, notamment dans les zones d’activité. Cette approche consiste à dissocier le foncier du bâti, avec un opérateur s’engageant à rester propriétaire du foncier et à contrôler sa destination sur le long terme. On retrouve des réflexions similaires dans d’autres régions telles que la côte ouest et Bordeaux métropole. L’idée est de confier la gestion du foncier à des opérateurs engagés dans le temps long. Il existe des zones d’activité où les entreprises n’achètent pas le foncier, mais construisent et investissent dans leurs outils de travail sur un sol qui ne leur appartient pas. Ces initiatives sont le résultat d’une expérience pragmatique qui a montré leur efficacité. Des territoires, confrontés à des défis particuliers, ont exploré des alternatives et obtenu des résultats concluants.
Comment passer de l’expérience à un modèle à grande échelle ?
SG. En réalité, il y a des ruptures politiques et culturelles nécessaires. On sait comment faire, mais passer du stade du prototype ou du territoire exemplaire à une généralisation implique que chacun s’approprie et adapte ces approches à ses besoins spécifiques. Il n’y a pas de recette toute faite, mais dans ce processus de passage à l’échelle, il s’agit de plus qu’un simple changement de degré, c’est un changement de nature. Il faut créer des institutions, former des professionnels, déployer des savoir-faire, etc. C’est un chantier majeur, et bien que cela prenne du temps, l’urgence est de commencer.
Et je le répète, il ne s’agit ni du grand soir ni de tout jeter pour recommencer. On n’a pas le temps ni le besoin de cela. Ce qui importe, c’est de déployer, diffuser, et impliquer les acteurs locaux réels avec leurs compétences, leurs motivations, leurs attachements, leurs rejets, et leurs hésitations. Trois opportunités d’accélération se présentent. Les deux premières sont évidentes, liées aux années 2026-2027, où de nouveaux élus prendront leurs fonctions. Ces élus auront à gérer un quotidien difficile, et il est crucial de leur faire comprendre que leur engagement implique de faire face à des crises, des urgences, des questions sociales, etc. En parallèle, il est essentiel de remédier aux problèmes institutionnels, notamment en changeant le mode de scrutin avant 2026 pour avoir des exécutifs d’intercommunalités pleinement légitimés par un suffrage direct. La troisième opportunité d’accélération est la crise actuelle que je ne qualifierais ni de crise immobilière, de production de logements sociaux, d’aménagement urbain, ou de crise des collectivités locales, d’ailleurs. Ce serait une erreur de diagnostic. Ce n’est pas le début d’une crise c’est la fin d’une période exceptionnelle. Ce que l’on observe actuellement est plutôt la fermeture d’une parenthèse, une période exceptionnelle où l’on a pu construire sans se préoccuper des impacts sur les écosystèmes, des limites planétaires, du coût réel de l’argent, etc. Les acteurs, y compris les promoteurs immobiliers les plus libéraux, reconnaissent le caractère insoutenable de certaines pratiques. Avec la fin de la disponibilité d’argent bon marché, tout s’effondre, mais il n’y a aucune raison que cette parenthèse se referme avec la baisse des taux.
Les acteurs doivent comprendre la nécessité de changer de modèle, de passer à autre chose. Il s’agit d’une opportunité pour eux d’engager leur propre transformation. C’est le moment de choisir parmi les six chantiers présentés et de s’engager, car c’est de cela dont nous avons besoin.
Pour mener à bien la métamorphose et l’adaptation nécessaires, il est impératif d’avoir des acteurs publics et privés qui avancent. Le statu quo n’est pas tenable. Il est nécessaire de mobiliser des professionnels et d’encourager ceux qui sont prêts à s’engager dans ce processus, même si cela signifie que certaines organisations existantes doivent se confronter à des difficultés.
*Sylvain Grisot est turbaniste et fondateur de dixit.net, une agence qui accompagne dans leur redirection les territoires et les organisations qui font la ville. Consultant, conférencier, enseignant et chercheur, il est aussi l’auteur du Manifeste pour un urbanisme circulaire (Apogée 2021), et de Réparons la ville ! co-écrit avec Christine Leconte (Apogée 2022). Il publie « Redirection urbaine, sur les chantiers de l’adaptation de nos territoires » aux Éditions Apogée et a accepté de répondre aux questions du LMI.