[Interview] Marie Chéron, manager E-mobility pour la Fédération Européenne pour le Transport et l’Environnement.
À l’occasion des 10 ans du Laboratoire, nous interrogeons des personnalités afin qu’elles nous éclairent, depuis leur domaine d’expertise, sur le bilan qu’elles dressent des inégalités en matière de mobilité, sur l’évolution de ce sujet sur les 10 dernières années et sur les enjeux pour les années qui viennent. Aujourd’hui Marie Chéron, manager E-mobility pour la Fédération Européenne pour le Transport et l’Environnement, l’urgence : « La transition écologique est le moyen de réduire les inégalités … à condition que les choix politiques apportent plus de justice sociale ».
Quel bilan dressez-vous des inégalités en matière de mobilité sur les dix dernières années ?
Marie Chéron. Depuis 10 ans, les questions de la dépendance à la voiture individuelle et les limites du tout-voiture dans un contexte de prix du carburant élevé, sont devenues de plus en plus insupportables pour une part de la population, car elles renforcent la précarité. Cette vulnérabilité est de plus en plus visible et de moins en moins supportable. Il est urgent de sortir de cette logique, car les inégalités sociales nourrissent clairement la colère d’une partie de la population qu’elle exprime chaque jour un peu plus fort depuis le mouvement des gilets jaunes qui a démarré en novembre 2018 avec en toile de fond la hausse des taxes sur le carburant décidé par le Gouvernement. Presque cinq ans après, la colère face aux inégalités n’est toujours pas retombée, bien au contraire, or le besoin de justice sociale est bien là.
La transformation de la mobilité du quotidien inclut plus de justice sociale. Quel regard portez-vous sur cette combinaison transition écologique et justice sociale ?
MC. Cette combinaison constitue un enjeu primordial, car la transition écologique est clairement le moyen de sortir de cette logique profondément inégalitaire à condition que les choix politiques apportent plus de justice sociale. Je m’explique ; si la transformation vers la mobilité durable prend en compte toutes les catégories sociales, en apportant des réponses plus inclusives adaptées à chaque catégorie de la population, alors oui, la transition écologique sera un levier de justice sociale. Si l’on développe, par exemple, suffisamment d’infrastructures pour développer la mobilité active (vélo et marche à pied), si l’on mise sur l’innovation pour moderniser le système de transports en commun, de transports à la demande… On améliore l’accès à la mobilité pour tous, en tout en améliorant la qualité de vie et le pouvoir d’achat de chacun. On crée alors un cercle vertueux, avec des créations d’emplois et de services à la clé, des emplois ancrés sur les territoires et donc non délocalisables. En revanche, si l’on continue à ne miser exclusivement que sur la conversion des voitures électriques, en perpétuant le système mobilitaire tel qu’il est conçu aujourd’hui, on ne sortira pas des inégalités existantes, pire on risque même de les aggraver, en créant un gap entre ceux qui ont la possibilité de passer à l’électrique et ceux qui devront attendre un certain nombre d’années avant de passer le pas, avec le risque entre temps d’être traités de pollueurs. Si l’on ne développe pas d’autres alternatives au tout-voiture, on risque de diviser la société. Nous sommes aujourd’hui à ce croisement des chemins. Alors oui, la mobilité plus juste et plus propre est difficile à appréhender, mais elle est possible. Encore faut-il une certaine volonté politique et la mobilisation de tous les acteurs. C’est à toutes les parties prenantes, pouvoirs publics, entreprises, citoyens, de se retrousser les manches.
Pensez-vous que les dispositifs visant directement ou indirectement la double approche transition et inclusion sont suffisamment efficaces ? Les solutions alternatives sont-elles adaptées à tous les publics, quel que soient le niveau social, l’âge ou le lieu géographique ?
MC. Toutes les solutions ne sont pas adaptées à tous les publics bien évidemment. Et puis, même si nous en avons les capacités, nous n’avons pas tous envie de monter sur un vélo ou sur une trottinette pour se déplacer. Nous partons avec des capacités et des envies différentes, d’où la nécessité d’accompagner les différents publics, mais aussi de développer des infrastructures nécessaires à son déploiement. Par exemple, sans pistes cyclables, il est impossible de pratiquer le vélo. On le constate dans les zones rurales. Le niveau d’acceptabilité des populations étant également lié à leur sécurité.
Il faut sortir de la solution unique de mobilité, la voiture qui sert aux trajets de proximité comme aux longs trajets vers les destinations de vacances. Car c’est cette exigence du « couteau suisse » qui nous fait choisir des véhicules motorisés et surdimensionnés, adaptés pour une toute petite part de nos déplacements seulement. Pour autant il ne s’agit pas de dire que l’on va renoncer à partir en vacances.
L’urgence de la transition écologique nous contraint donc à trouver des solutions adaptées. C’est à partir des besoins réels qu’il faut construire l’offre de mobilité. Il y a un effort à faire de la part de nos politiques pour que les besoins réels soient pris en compte dans les politiques de soutien à l’industrie du secteur. L’innovation est au cœur de la transformation, en développant par exemple des véhicules électriques plus petits et plus légers donc moins chers, de segments A et B, mais également micro cars et véhicules intermédiaires. Ou encore des tricycles plus adaptés aux personnes âgées. Pour prendre en compte la diversité de nos trajets, il est temps de questionner la propriété, et de osutenir le partage de véhicules, les formes de location, courte et longue durée. En développant des offres de leasing adaptées aux populations précaires, alors que celle-ci sont aujourd’hui réservée aux catégories aisées, on peut favoriser la conversion vers l’électrique pour ceux qui sont le plus dépendant de la voiture au quotidien, indéniablement.
Quels sont les enjeux en matière de mobilité dans les 10 prochaines années ?
MC. Comme je disais, nous sommes à la croisée des chemins. Je pense que la décennie peut être extrêmement transformatrice, avec une baisse significative de la place de la voiture dans les déplacements des Français et une montée en puissance des solutions alternatives qui répondent aux besoins de chacun. Là où je suis un peu plus inquiète, c’est sur le la modernisation des transports en commun dans les agglomérations et le développement du ferroviaire, notamment les TER. La réussite de la mise en place des zones à faibles émissions dans les agglomérations est une étape clé pour atteindre les objectifs climat et démontrer que l’on peut faire évoluer la mobilité en renforçant l’accès à la mobilité.