« Faire de la précarité énergétique une priorité nationale » – Interview d’Isolde Devalière

Cheffe de projet précarité énergétique à l’ADEME et en charge du pilotage de l’Observatoire National de la Précarité énergétique (ONPE), Isolde Devalière nous parle de précarité énergétique, à l’occasion du 4e colloque national de l’ONPE qui s’ouvre sur le thème « Quel bilan et quelles perspectives, une décennie après le Grenelle de l’Environnement ».
LMI. « Quel bilan et quelles perspectives » dix ans après le Grenelle de l’Environnement » ? C’est le thème du 4e colloque national de l’Observatoire National de la Précarité Energétique (ONPE), retracez-nous cette décennie passée.
Isolde Devalière. Les dix années d’existence de l’ONPE nous permettent de dresser un tableau éclairé de la réalité des politiques publiques et des dispositifs de lutte contre la précarité énergétique. Sur les, 49 dispositifs recensés par l’ONPE, près de la moitié représentent des aides aux travaux de rénovation énergétique pour tous. C’est ainsi que la lutte contre la seule précarité énergétique a été reléguée au second plan, dans la mesure où les actions, les aides et les dispositifs mis en place ont priorisé la rénovation de logements espérant favoriser les ménages pauvres et modestes à sortir de la précarité ou de l’inconfort énergétique. Bien sûr qu’en misant sur l’isolation des logements passoires, on améliore le confort des occupants, et cette politique proactive est indispensable, sauf qu’en concentrant une grande partie des moyens en faveur des propriétaires, on a quelque peu oublié les locataires qui sont deux fois plus nombreux à connaître la précarité énergétique. L’étude montre aussi que la précarité énergétique n’a pas encore fait l’objet d’une politique clairement affichée avec des objectifs mesurables. Depuis la loi sur la décentralisation qui a confié aux conseils départementaux la gestion des fonds solidarité logement-énergie (FSL), nous étions essentiellement dans une logique de soutien financier. Avec la loi Climat et Résilience, d’autres orientations ont été prises. On est ainsi passé d’une vision protectrice à une nouvelle ère qui vise davantage à améliorer la qualité des logements afin d’éradiquer les passoires thermiques, au détriment de ces FSL dont les dotations sont en baisse. Finalement la logique technique semble s’être substituée à la logique économique.
L’autre constat que l’on peut dresser sur ces dix dernières années, est l’augmentation du nombre de bénéficiaires, grâce à tous ces dispositifs d’aides à la rénovation et à l’extension du chèque énergie. Le périmètre s’est ainsi élargi et la politique menée contre la précarité énergétique, quelle que soit sa forme, concerne davantage de ménages. Toutefois, au-delà de la multiplicité des dispositifs d’aides nationales et locales, les ménages sont aussi confrontés à une méconnaissance des parcours d’accompagnement.
À l’occasion de ce 4e colloque national, vous avez mené une étude sur la précarité énergétique dans un contexte d’envolée du prix des carburants ? Quelles sont les grandes tendances ?
ID. Jusqu’à présent, nous dressons le bilan à partir d’un tableau de bord qui fait référence. Il est alimenté d’indicateurs pérennes et fiables, le fruit des contributions de nos partenaires qui nous transmettent leurs données mais également de la collaboration des représentants du Ministère de la Transition écologique. Cette année, nous avons souhaité aller plus loin en lançant une analyse rétrospective et prospective des dispositifs de lutte contre la précarité énergétique entre 2010 et 2020. Cette étude révèle que les ménages en situation de précarité énergétique restent tout particulièrement exposés aux variations des prix de l’énergie en dépit de la multiplication des aides à la rénovation énergétique. Mais aussi que les nombreux dispositifs restent inaccessibles pour des ménages isolés faute de pouvoir bénéficier d’un accompagnement adapté dans le temps. À la méconnaissance des aides cumulables, s’ajoute le problème du « reste à charge » que certains propriétaires ne sont pas en mesure de supporter.
Tant que l’offre de logements de bonne qualité et accessibles aux ménages les plus modestes restera en deçà de la demande, les plus précaires seront contraints de se loger dans des passoires thermiques qui génèrent des factures d’énergie insupportables financièrement. Les aides, la médiation avec les bailleurs, et bientôt les dispositions réglementaires qui interdiront la location et la vente de passoires thermiques vont dans le bon sens. Il faut activer plusieurs leviers pour qu’enfin, les précaires puissent se loger dans de bonnes conditions et être en capacité de supporter des factures d’énergie qui ont tendance à s’alourdir. Mais il reste du chemin à parcourir.
Alors que les prix de l’électricité et du gaz ont bondi sur les dix dernières années, de plus en plus de ménages se plaignent d’inconfort thermique…
ID. Au cours de l’hiver 2020-2021, un ménage sur cinq a souffert de froid dans son logement pour des raisons liées au bâti et/ou au prix de l’énergie, selon le Baromètre info-énergie 2021, soit une hausse de 43 % par rapport à l’hiver 2019-2020. Les explications sont nombreuses : rigueur de l’hiver, confinements à domicile, baisse ou perte de revenus et surtout envolée des prix de l’électricité et du gaz. En dix ans, la hausse de ces énergies atteint respectivement 41 % et 23 %, alors que plus des deux tiers des Français se chauffent avec. Avec une facture moyenne par an de 1602 euros et un revenu de solidarité (RSA) stable, 36 % des ménages sondés déclarent se restreindre en matière de consommation ou couper le chauffage contre 31 % en 2019. Et 551 721 ménages ont connu en 2020 une intervention d’un fournisseur d’énergie à la suite d’impayés.
Quelles sont les mesures indispensables pour faire reculer la précarité énergétique ?
ID. Forts de dix années d’enseignement, les 28 membres de l’Observatoire ont identifié plusieurs pistes d’actions à mener dans le cadre d’un futur « Plan national de lutte contre la précarité énergétique » parmi lesquelles : Faire de la précarité énergétique une priorité nationale et nommer un délégué interministériel à la précarité énergétique. Placé auprès du Premier ministre, il serait le garant de la mise en œuvre du plan national ; Renforcer les aides aux paiements des factures des ménages en doublant le montant du chèque énergie et en abondant les FSL qui ne le seraient pas assez. ; Garantir un reste à charge zéro pour les ménages les plus défavorisés. ; Former et outiller les travailleurs sociaux, les collectivités et les futurs Accompagnateurs Rénov’ au repérage et à l’accompagnement des ménages les plus démunis pour leur garantir un accompagnement gratuit.
Le Laboratoire de la Mobilité inclusive est un de vos partenaires, quels liens établissez-vous entre précarité énergétique et mobilité ?
ID. La mobilité est une dépense contrainte au même titre que l’énergie. Quelque soit notre situation financière et sociale, nous avons tous besoin de nous déplacer pour accéder à un travail, à des services et des équipements… tout comme nous avons tous besoin de nous chauffer.
Je suis ravie que l’on ait pu intégrer ce partenaire. Ensemble avec l’aide de Pierre Taillant, ingénieur à l’Ademe et membre du LMI, nous avons créé et mis en place un outil de modélisation GEODIP (https://onpe.org/outil_de_cartographie_geodip/categories) qui permet à toutes les collectivités territoriales de repérer les ménages qui ont des factures énergie et de carburant trop élevées. En combinant les deux, nous arrivons à mieux les identifier pour permettre aux décideurs locaux d’intervenir de façon adaptée.